vendredi 12 février 2016

Mini-interview : Francis Berthelot

CB :  Comment êtes-vous passé de l'écriture à la composition musicale  ?

FB :  Lorsque en 2011 j’ai terminé Abîme du rêve, neuvième et dernier tome de mon cycle Le Rêve du démiurge, sa conclusion m’a amené à un constat : avec les mots, j’avais dit tout ce que je devais dire. Il ne me restait rien à ajouter. Pourtant, j’avais deux ou trois sujets dans la tête : mais les coucher sur le papier sous forme de roman n’aurait eu aucun sens. Mon œuvre romanesque était bel et bien terminée. Cela m’a surpris, mais pas alarmé outre mesure. Je suis revenu à mes premières amours : l’écriture de chansons, paroles et musique. À cette différence près qu’au lieu de m’accompagner à la guitare, j’ai découvert le logiciel de composition GarageBand qui, en me fournissant un orchestre de synthèse, m’a permis de donner à ces accompagnements une autre dimension.
J’ai donc repris des cours de chant. Mais, peu à peu, grâce en particulier à Françoise Hardy avec qui j’ai correspondu par e-mail pendant quelques années, j’ai compris que chanter n’était pas ce qui me plaisait le plus dans cette entreprise ; d’autant que les mélodies qui me venaient étaient beaucoup trop compliquées pour ma voix. La véritable révélation, en fait, a été cette possiblité toute neuve de composer pour un orchestre en ayant le résultat au fur et à mesure. Sur le conseil de Gaë Bolg, avec qui j’ai collaboré un moment, j’ai acheté une banque de sons. Et j’ai adopté ce nouveau mode de création : dire avec des notes ce que je disais auparavant avec des mots


CB :  L’Inaccessible est une œuvre fantastique, à la fois voyage dans le temps et quête d'absolu, mais également une réflexion sur les frontières, les passages. Est-ce pour cela que vous avez choisi de créer un ballet, qui réunit plusieurs formes artistiques ?

FB :  Le livret de L’Inaccesible vient d’une nouvelle, La Symphonie Inaccessible, écrite pour l’anthologie de Max Lachaud et Lise N., Aux Limites du son, (La Volte, 2006), qui réunissait les membres du groupe Limite des années 80. Cette anthologie comportait un CD, où chaque nouvelle était illustrée par un musicien. Thierry Weyd s’était chargé de la mienne. Ensemble, nous avons donné aux Utopiales de Nantes un spectacle où je lisais le texte pendant qu’il l’illustrait par des sons, des projections lumineuses et des animations d’objets. À la fin apparaissait un thème lyrique assez long, qui m’était venu en discutant avec lui, et représentait cette symphonie « Inaccessible » que le héros poursuit à travers les siècles. Ce thème, fragmenté, énoncé sous différentes formes pour ne se révéler dans son intégralité qu’à la fin, est devenu le fil conducteur du ballet L’Inaccessible – où il est incarné par un danseur masqué.
         Pourquoi un ballet ? C’est très simple. Depuis mon plus jeune âge, la musique de ballet, par son contenu narratif, descriptif, émotionnel, ainsi que son lien avec cet art merveilleux qu’est la danse, a été ma forme de musique préférée. Pour moi, la période la plus riche de l’histoire artistique mondiale a été celle des Ballets Russes de Diaghilev. Les plus grands compositeurs, poètes, chorégraphes, danseurs, peintres, etc. de cette époque ont collaboré pour nous laisser une collection de chefs d’œuvre sans égale.
         À douze ans, je rêvais déjà de composer des ballets. Mais, en guise d’études musicales, je n’ai fait que dix années de piano où je ne travaillais guère, même si elles m’ont donné quelques bases théoriques. Par la suite, à force d’écouter et de réécouter les grands ballets du XIXe et du XXe siècle, en particulier ceux de Prokofiev dont le Roméo et Juliette reste mon modèle absolu, je me suis imprégné de règles mélodiques, harmoniques, contrapuntiques, orchestrales, ainsi que de l’usage des leitmotivs. J’ai rédigé le livret de L’Inaccessible, puis j’ai composé la musique comme si j’écrivais un roman.


CB : Quels seront les thèmes de votre prochain ballet ? Quand sera-t-il disponible à l'écoute ?

FB :  Mon prochain ballet s’intitule Kaël et Orian. C’est un conte merveilleux ou le roi d’Or et la reine de Diamant décident d’unir leurs royaumes en mariant leurs enfants. Malheureusement, le prince Orian préfère ses amis à la princesse Diaphane, pourtant charmante. La reine fait donc appel à un démon des eaux, Kaël, qu’elle retient prisonnier, en lui promettant la liberté s’il parvient à convaincre Orian d’épouser Diaphane. Mais, bien sûr, les choses ne vont pas du tout se dérouler comme prévu !
         Ce ballet comporte trois actes, dont le dernier se déroule au fond des mers. Chaque personnage est caractérisé par un ou deux thèmes musicaux, soumis à diverses variations. Je suis en train de faire diverses corrections sur la prise de son et le mixage. J’en publierai peut-être quelques extraits comme je l’avais fait pour L’Inaccessible. Mais je ne sais pas quand il sortira en CD : je dois voir cela avec les deux labels qui me soutiennent, GDW et Musea Records.
         Le ballet suivant, déjà terminé, est une histoire de vampires intitulée Le Sang du hautbois. Quant au quatrième, Le Chevalier Obscur, écrit aux deux tiers, il se situe dans un univers gothique et tourne autour de la magie noire.
         Cela dit, j’ai à présent un autre problème à résoudre : trouver un chorégraphe, une compagnie, qui puisse monter L’Inaccessible sur scène. Car un ballet est d’abord fait pour être vu… Et là, je ne suis pas encore au bout de mes peines !



Francis Berthelot a longtemps été chercheur au CNRS en biochimie, puis en littérature, et plus particulièrement les « transfictions ». Après quatre romans de science-fiction, il a rejoint le groupe de la Nouvelle Fiction le « merveilleux noir » relevant des transfictions : on en trouve l’illustration aussi bien dans ses recueils de nouvelles (La Boîte à chimères, Fayard, 2000 ; Forêts secrètes, le Bélial’, 2004) que dans son cycle romanesque Le Rêve du démiurge.
Entre autres récompenses, Francis Berthelot a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire dans les quatre catégories nouvelle, roman, essai et jeunesse.
Son ballet est disponible sur ce lien

dimanche 7 février 2016

Asylum (2)



Après l'ouverture en dessin de Nicolas Fructus, voici l'épisode 2 d'Asylum, cadavre exquis réunissant 7 auteur et un illustrateur autour d'une histoire... étrange.

Chaque jour, je me réinvente. Chaque jour, je renais de cendres inexistantes. Il y a tellement de possibles ! Tellement de vies à imaginer, à essayer ! Autant d’existences que celles qui s’accumulent dans les récits de cette bibliothèque où je me réfugie lorsque j’ai du temps libre. Libre !
Mot paradoxal, dans cet enfer où l’on m’a confinée pour mon propre bien. Il paraît que je suis un danger pour moi-même, en plus d’avoir, par ma seule présence, une mauvaise influence sur les autres.
Je voudrais fuir, mais c’est impossible. Les chaînes chimiques qui me retiennent prisonnière sont trop puissantes. Mon corps, jadis souple et vif, n’est plus qu’un spectre sans force, à peine capable de se traîner jusqu’au sous-sol voûté et de s’emparer d’un livre avant de s’affaler dans un fauteuil défraîchi. Quant à mes pouvoirs, je me rappelle à peine leur nature ; j’ai bien trop honte de ce que je suis devenue pour me remémorer leur puissance.
Alors, je me projette ailleurs. Hier, j’étais un enfant perdu dans une jungle hostile et j’avais pour compagnons une panthère et un ours. Aujourd’hui, je me rêve courageuse, obstinée, capable de défier mon oncle pour rendre hommage à un frère défunt. Grâce à ces histoires, j’échappe à mon enveloppe charnelle, je traverse ces murs de pierres vieilles et chargées de souffrances. Et je change, je l’éprouve au plus profond de moi. Au début, je n’y prêtais même pas attention : c’était un éclat de pensée venu d’ailleurs, une émotion confuse, un geste qui ne m’appartenait pas vraiment. À présent, je sais que ma psyché absorbe des éléments venus d’ailleurs, de ces personnages dans lesquels je me faufile, le temps d’une lecture. Je sens ces éléments s’immiscer et se fondre en moi, formant par d’infimes couches une gangue protectrice autour de mon âme. L’effet des drogues dont on me gave s’émousse insensiblement. Et parfois, quand le sommeil me projette hors de moi-même, je rêve que je ne suis plus tout à fait la même qu’avant.
La grande horloge résonne dans le hall. Mon cœur manque un battement. Le sang bourdonne dans mes veines. J’inspire profondément, me contrains au calme, sinon l’infirmière me jugera trop énervée pour quitter ma cellule. J’entends son pas, régulier comme un métronome, dans le couloir. Cliquetis, et son visage rond, lisse comme une pomme, apparaît dans l’embrasure de la porte.
— Alors, Alice, comment se sent-on, cet après-midi ?
Je réponds poliment, les yeux baissés ; j’accepte sans résister la pilule d’opiacées et j’ouvre grand ma bouche pour montrer combien je suis obéissante. Puis, docile, je la suis jusqu’aux caves voûtées où se situe la bibliothèque. Ignorant mes rares camarades avachis dans des sièges de cuir éventrés, je me dirige vers les rayonnages. Un ouvrage, en particulier, attire mon attention.
Charlotte Bousquet

SUITE DE L'HISTOIRE, 17 FÉVRIER