vendredi 25 décembre 2015

AZR'KHILA (I)



Ecrite en 2012 pour l'anthologie des Imaginales, Reines et Dragons (dir. Lionel davoust et Sylvie Miller, éditions Mnémos), Azr'Khila est ma première incursion dans l'univers de Shâhra (qui s'est appelé Quêsh, aussi...). Des nouvelles dans Shâhra, il y en a eu d'autres depuis - qui l'ont rendu , sinon moins âpres, certainement moins religieux. 

 

Se taire est aussi une parole
Toute chose est parole.
Sory Camara, Paroles très anciennes.

Je suis cadavre. Tout cadavre est fumier, et tout fumier est terre.
Puisque la Terre est déesse, je ne suis point cadavre mais dieu.
Épicharme.

Le soleil déclinait. La terre pourpre, craquelée par la sécheresse, reprenait vie : une brise légère froissait les branches des buissons d’aspales, charriant des parfums de miel. Dans l’une des tentes, un bébé se mit à pleurer. Comme s’il avait attendu, pour cela, que l’air soit enfin respirable. La voix de sa mère chantant une berceuse s’échappa de la cloison de peau, doux écho qui se dissipa lentement au-dessus du camp des Nyambe. Un peu plus loin, dans l’enclos protégé des rayons brûlants par un roc qu’avaient sculpté le vent et le sable, le troupeau commença à bouger. Deux chevreaux cabrio­lèrent, simulant un combat. Trois autres les rejoignirent en galopant. Une femelle urina, les yeux mi-clos : le liquide fut absorbé par le sol assoiffé.
Tirée de sa somnolence par les bêlements, Yaaza cligna des paupières, s’étira et rajusta son kessah, glissant une mèche neigeuse sous l’étoffe. S’appuyant sur son bâton de marche noir et noueux, à son image, l’aïeule se leva. Les chèvres se pressaient contre elle, les unes avides de caresses, les autres, facétieuses, tentant de happer un morceau de tissu. Yaaza flatta et gronda, chassa d’une tape sévère sur le museau le bouc toujours trop brutal et se dirigea vers le puits, au centre du campement. Une chevrette grise, plus vive et malicieuse que ses sœurs, la suivit, à bonne distance d’abord, puis si près qu’elle faillit plusieurs fois la faire tomber. À peine arrivée près de l’éphémère structure de bois et de pierre, la vieille guéris­seuse fut envahie par une nuée d’enfants se disputant le privilège de l’aider. En échange, ils recevraient une timbale de lait tiède et savoureux. Yaaza se montra rigoureusement équitable et désigna dans la cohue le garçon et la fille dont c’était le tour, repartit sans attendre vers le grand rocher aux ombres violacées. Leur rivalité envolée, tous entreprirent de tirer l’eau, les plus forts assistant les plus jeunes.
Un rapace plana, silencieux, dans le ciel strié d’or et de corail.
Des chacals glapirent, au loin. Les chiens répliquèrent : d’abord, le timbre rauque du vieux mâle au corps couvert de cicatrices ; ensuite les aboiements de la meute ; enfin, les jappements aigus des chiots. Un rituel quotidien, presque immuable.
Campée au milieu de ses bêtes, indifférente à leurs relents de musc et d’urine, Yaaza observait ses deux élus. Ils avançaient d’un même pas, les récipients de bois et de peau en équilibre sur leur tête, attentifs à ne perdre aucune goutte du précieux liquide.
Soudain, le gamin trébucha, laissant s’échapper le seau – et s’effondra dans la poussière. La fillette se figea, regarda, bouche bée, le corps étendu à ses pieds, une flèche fichée entre ses omoplates. Le trait, dans sa gorge, étouffa son hurlement naissant.
Dévalant les mamelons rocailleux, lame au clair, les pillards fondirent sur les nomades. Des Teshites, armés de fer et d’os, bardés de métal et de cuir. Implacables, assoiffés de mort, ils frappaient indistinctement hommes, femmes, enfants, transformant le campement nyambe en théâtre sanglant, où résonnaient des cris de terreur et d’agonie. Les chèvres s’échappèrent de l’enclos. Certaines fuirent vers le reg, à la merci des prédateurs ; d’autres qui foncèrent, affolées, dans les jambes des assail­lants, furent tranchées en deux.
Seule la grise demeura auprès de Yaaza, pétrifiée, comme elle, par l’impuissance et la peur. Trop âgée pour courir, trop âgée pour combattre, la Nyambe assista au massacre des siens.
Parce qu’elle ne bougeait ni ne criait, les Teshites ignorèrent sa présence.
Elle demeura longtemps immobile après leur départ, statue d’ébène dans le crépuscule versant des larmes amères et salées. Des larmes pour les hommes abattus comme du gibier. Des larmes pour les mères violées, étranglées, éventrées, pour les jeunes femmes et les filles à peine nubiles condamnées à une vie d’esclave. Yaaza pleura jusqu’à ce que le froid l’envahisse, jusqu’à ce que la lune, croissant d’or pâle, éclaire les lieux dévastés, où erraient déjà les charognards et les chiens.
Alors, s’appuyant sur son bâton de marche, la chevrette sur les talons, l’aïeule s’enfonça dans la nuit, spectre silencieux lancé sur les traces des meurtriers.

* * *

Yaaza marchait.
Cadence lente mais régulière, rythmée par le heurt de son bâton noir et des pieds de la chevrette sur le sol craquelé.
La vieille Nyambe regardait droit devant elle, ne levant jamais la tête, ni vers le soleil aveuglant ni vers la lune aux blêmes miroitements. On disait que certains esprits aimaient se baigner dans leurs rayons : les sur­prendre, fût-ce par mégarde, eût été un terrible blasphème. Elle ne pouvait se permettre d’irriter les Premiers-nés des divinités.
Yaaza allait sans rien avaler d’autre que des criquets capturés à la grâce de Maysa Khila, reine aux deux visages, déesse de la vie et de la mort, et des baies grasses partagées avec la chèvre, à présent surnommée Buruyi – la grise, dans le dialecte de sa tribu natale. La langue lui était soudain revenue, alors que durant quarante ans, elle avait vécu loin des siens, oubliant presque leur existence. Et les contes que lui narrait sa grand-mère lorsqu’elle était enfant, fragments incertains, se muaient en souvenirs prégnants. Elle se rappelait les mésaventures du chien berné par le renard pâle, l’épopée du garçon amoureux d’une fiancée-gazelle, ainsi que la terrible histoire de la bergère maudite par Lassa, maîtresse des pluies et des semences, à laquelle elle avait refusé de donner du lait.
À deux pas de la piste gisait le premier corps, charogne nauséabonde séchée par la brûlure du jour, à demi dévorée par les chacals et les vautours.
Kinsha. Bouche béante, orbites couleur de cendre, gorge ouverte, grouil­lante d’insectes. Des membres du chasseur, de ses entrailles ne restaient que des lambeaux de chairs brunes dont émergea un lézard bleu cobalt au regard ambré. Surmontant sa répugnance, Yaaza s’accroupit. Observa l’animal en silence, jusqu’à ce qu’il déguerpisse. Fouilla la dépouille à l’aide de sa béquille. Trouva le cœur, encore intact. Armée de son couteau, une ancienne lame gravée avec un manche en corne, elle le tira de sa prison méphitique et le tint, tiède et sombre, devant ses yeux. Buruyi s’approcha, sa curiosité plus forte que son instinct, renifla l’organe malodorant, recula.
Yaaza déroula le long kessah délavé qui retenait sa chevelure, libérant des mèches collées par la sueur. La chèvre, immédiatement, entreprit de les grignoter. Indifférente, l’aïeule transforma son foulard en musette et y glissa la relique. Puis elle se releva, caressa la tête de sa compagne et se remit en route.
Des ombres violettes voilèrent l’horizon. La chaleur décrut lentement. La piste des Teshites disparaissait dans un labyrinthe de roches pourpres aux formes inquiétantes. Yaaza s’y enfonça sans hésiter, frissonnant à peine en entendant le feulement d’un léopard, répercuté à l’infini entre les immenses pierres aux silhouettes torturées. Un vent froid, porté par le clair de lune, sifflait dans le dédale quand elle trouva Niella, une petite fille âgée d’une dizaine d’étés. On avait fracassé sa tête contre un roc et abandonné son cadavre. Protégé du soleil par les ombres, il empestait moins que celui de Kinsha mais des mouches grouillaient dans ses yeux et son crâne. Un charognard avait rongé sa jambe et son bras gauches.
Yaaza répéta les mêmes gestes, le même rituel muet. Saisit le coeur de l’enfant. Le glissa, avec celui de Kinsha, dans sa besace tachée. Reprit sa marche, l’infatigable Buruyi sur les talons. Elle alla ainsi jusqu’à l’aube, silhouette sèche et droite au pas régulier, au regard fixe, impénétrable, où s’épanouissait peu à peu une flamme glacée. Quand les lueurs mauves et roses de l’aurore éclaircirent le ciel, elle découvrit le troisième corps. Tête tranchée aux longues tresses de femme, tronc dont se repaissait un fauve au pelage couleur de sable. La chevrette se serra contre Yaaza.
Celle-ci, campée à moins de deux toises du prédateur, attendit sans bou­ger. Celui-ci gronda, sa queue fouettant l’air, puis recula et bondit sur un rocher.
Yaaza passa la langue sur ses lèvres craquelées. S’approchant, elle reconnut Reza, l’apprentie de la chamane. Peau lisse encore, paupières entrouvertes. Vêtements déchiquetés, de main d’homme. Hanche, fesse et cuisse dont il ne restait qu’un peu de viande et des os. Elle travailla vite sur cette dépouille. Vivante, Reza venait souvent discuter avec elle, pendant la surveillance du troupeau. Bienveillante et douce, elle s’enquérait de sa santé, de ses besoins. Morte, et de cette cruelle manière, elle risquait de revenir, mue en esprit vengeur, capable du pire.
À peine se fut-elle éloignée, Buruyi trottinant devant elle, la panthère du désert bondit sur la carcasse et enfonça avec délices sa gueule déjà rougie dans les viscères de Reza.
 

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