dimanche 10 avril 2016

Asylum (8)

 Après l'ouverture en dessin de Nicolas Fructus, le premier épisode, ici , le deuxième , le troisième de ce côté, le 4ème sur ce lien, le 5ème épisode en cliquant ici, le 7ème par-là, voici le 8ème et avant-dernier épisode de ce cadavre exquis réunissant 7 auteurs et un illustrateur autour d'une histoire... étrange. 

Peter se rencogne dans son fauteuil en cuir crevé. J'ai l'impression que le rembourrage qui dépasse par les déchirures va l'avaler. Tant mieux. J'ai envie de lui tirer la langue. J'étais si bien. Je me plaque les mains sur les oreilles, même si Peter ne me parle plus. Même si Dame Bienséance s'est tue. Je baisse la tête est mon regard s'arrête sur le livre.

Il est tombé sur le tapis.  La chute ne l'a pas abîmé, il est refermé, bien à plat sur le sol, comme si on l'avait posé là avec soin. Mon soulagement me surprend. Je me serais... attachée à lui ? Sa couverture a changé, il me semble, mais la lumière est si basse que j'ai du mal à voir. Ou alors c'est un reliquat des drogues. Pourtant mon esprit me parait clair, plus qu'il ne l'a été depuis... L'air sent le frais dans la bibliothèque, et un parfum piquant, entêtant. Salé. Cette odeur devrait me rappeler quelque chose, mais quoi ? Est-ce un effet des médicaments, ou du livre ? Fébrile, je m'agenouille à côté de lui. Je tends la main, ma main intacte. Je vais le toucher, je me retiens. Car la couverture évolue encore, en un tourbillon de bleus et de verts, des couleurs fortes qui tranchent sur le tapis passé. Prenant sur moi, j'effleure la reliure. Le livre s'ouvre aussitôt, un vent froid et coupant s'échappe dans la bibliothèque, secoue les volutes de poussière et fait trembler les pages des ouvrages sur les pupitres. Le bruissement des feuilles envahit la pièce, on dirait que des centaines d'ailes battent sous les voûtes, des flopées de mouettes s'envolent d'un seul coup.  Je crains que ça ne réveille les autres. Je me recroqueville sur le tapis d'Inde. Roulée en boule, j'attends d'inévitables remontrances. Rien ne vient. Je redresse la tête. Peut-être que je délire, qu'en réalité je suis seule à percevoir tout ça, les arômes et les sons, et les embruns sur mon visage, le goût de sel sur mes lèvres, et ce froid vif qui transperce ma robe trop fine. En réalité... Je ne tiens à pas plus que ça à la réalité. Puisque personne ne m'en empêche, je me penche à nouveau sur le livre. Les illustrations intérieures sont différentes aussi. A la place de mon histoire, de mon décor familier, je découvre un océan, des falaises. Un des livres que j'ai lus, contre lequel on m'a mis en garde. J'ai le titre sur le bout de la langue. Ce n'est plus mon vécu que reprend l'étrange volume, mais la matière même de mes rêves. A la trame du tapis d'Inde se mêlent de l'humidité et du sable. Ça me vaudra une punition mais tant pis. L'image m'attire et me happe, je ne suis plus vraiment dans la bibliothèque, pas dans le livre non plus. Entre les deux. Un homme gravit le chemin des falaises. Un silhouette d'ombre qui boîte, une béquille calée contre sa hanche. Une cape effilochée claque dans son dos tel un mauvais présage. L'avertissement de Peter sous mon crâne : tu vas le faire venir. Alors je tremble, bien sûr, et j'ai peur, mais moins que je ne devrais. Et si l'homme venait pour moi ? Une pensée pernicieuse s'insinue dans mon esprit : est-ce que ce serait si mal ? Suivie d'une autre idée, plus défendue encore, si c'est possible : la porte est-elle le seul moyen de sortir d'ici ? 
Estelle Faye

Actrice et réalisatrice, Estelle Faye est actrice boit trop de café, travaille tard dans la nuit et fréquente des gens étranges. De temps en temps, elle écrit des histoires. Comme Porcelaine (prix Elbakin 2013). Ou  La Voix des oracles (trilogie). Ou encore, Éclat de Givre. Estelle faye a été Coup de coeur des Imaginales en 2015.  

La suite : le 20 avril prochain


 

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