lundi 28 décembre 2015

AZR'KHILA (II)


 Voici, donc, la seconde partie d'Azr'Khila...




Enfant, Yaaza avait voulu fuir les siens. La tribu bivouaquait près d’un torrent, au pied d’une colline rocailleuse où poussaient des arganiers. De l’autre côté du cours d’eau, le reg rouge et brun. Et au-delà, une éminence noire et les premières dunes. La fillette remplit une gourde, vola plusieurs galettes de millet et, la nuit venue, quitta le camp. Le premier jour, elle déchira la lanière de sa sandale en trébuchant contre une pierre. Le deu­xième jour, elle marcha par mégarde sur un scorpion jaune. Son pied et son mollet enflèrent, une fièvre terrible l’envahit. Pourtant, elle refusa de rebrousser chemin, prit son poignard et ouvrit la chair à l’endroit même de la piqûre afin de la laisser suppurer. Cela ne suffit pas à la guérir mais elle s’obstina. Lorsque le crépuscule étendit son voile sur le désert, elle tremblait de froid et délirait. On la retrouva le lendemain, inconsciente. À ses côtés, immobile, ailes à demi déployées, veillait un immense vautour. Quand on lui conta l’histoire, Yaaza sut que Maysa Khila, la reine aux deux visages, la protégeait. La fillette grandit, quitta sa famille pour se marier dans un clan venu du Sud, de l’autre côté des montagnes. En compagnie de son époux et de sa nouvelle tribu, elle traversa l’Erg de Tassûa, océan de sable aux crêtes vertigineuses, aux teintes de cuivre, d’or et de sang ; elle arpenta la Désolation de Fama, cuvette de terre grise et stérile, creusée de fissures, jadis recouverte par les eaux généreuses d’un lac. Yaaza aimait cette existence nomade, s’éloignant parfois sous les étoiles pour goûter un peu de solitude. Jamais pourtant, elle ne retrouva l’ivresse de sa fuite.
De cette nostalgie, Yaaza ne conservait à présent qu’une détermination sans faille. Sa volonté, tout entière tendue vers le dessein qu’elle s’était fixé, dominait son corps, l’empêchant de ployer, de mourir. À ses côtés, Buruyi maigrissait : côtes saillantes, sèches, pieds fendillés. Mais la chevrette allait tête haute, refusant de faiblir.
Yaaza suivait un chemin de cadavres, et sa besace remplie de coeurs char­riait d’abominables effluves de putréfaction.
Un matin, elles arrivèrent dans les décombres d’un bivouac où planaient des relents de chairs brûlées. Deux corps carbonisés, figés par la souffrance et l’agonie, l’accueillirent. Un troisième, un peu plus loin, était la proie des chiens, quatre bêtes sales et efflanquées. La petite chèvre grise s’arrêta, frémissante, et s’engouffra dans une tente à demi calcinée, dont les struc­tures dénudées, pareilles à des doigts accusateurs, pointaient vers le ciel.
Pénétrant à son tour dans les vestiges de l’abri, la vieille Nyambe découvrit une femme enroulée dans des couvertures. Buruyi se tenait près d’elle, nez fourré dans sa longue chevelure tressée de perles écar­lates. Yaaza s’approcha. Une peau desséchée et squameuse, des lèvres
suppurantes, le regard terni par la fièvre : la malheureuse était à l’agonie. Lucide, pourtant, celle-ci examina longuement l’aïeule, avec sa lourde besace maculée de sanies. Puis, extirpant un bras maigre des étoffes encrassées de sueur et de sang, la moribonde désigna l’emplacement de son propre coeur. Yaaza hocha gravement la tête. La griote s’éteignit peu après et, sur son visage creusé par les souffrances, se dessina un sourire apaisé. S’écartant de Yaaza, Buruyi fouilla les décombres, grignotant l’extrémité d’une tenture de laine bouillie, renversant un coffre de bois incrusté d’os et de pépites turquoise. Un long couteau, un masque et un bissac s’en échappèrent. Yaaza, son rituel effectué, s’agenouilla près des objets révélés par la chèvre grise. Des objets de culte, dédiés à Maysa Khila. Le manche du poignard était en corne ; deux croissants de lune entrelacés, l’un plein, l’autre vide, étaient gravés sur la lame. Le wanga de cuir épais représentait la reine aux deux visages : sa partie gauche, cou­leur de sang séché, cousue de pointes en os, évoquait la mort et la mala­die ; l’autre, brune, la pommette striée de trois griffures, l’oeil souligné de blanc, représentait la vie. Le sac contenait du benjoin, des ossements, des organes racornis et quelques mèches entremêlées.
Yaaza ferma les yeux, le temps d’une silencieuse prière. Puis, ne gardant que le benjoin et l’effigie de Khila, elle les attacha par un lien de tissu à l’encolure de Buruyi.
Quand elle quitta la tente, un grand vautour aux rémiges beiges et grises, au col duveté, au bec couvert de sang, l’observait. S’envolant sans un bruit, il tournoya trois fois au-dessus de l’aïeule puis disparut dans le ciel azuré.
Les clameurs du souk de Qayya, bêlements de chèvres et de moutons, blatèrements furieux de dromadaires entravés, cris des marchands hurlaient aux tympans de Yaaza : saisie de vertige, elle plaqua les mains sur ses oreilles.
Elle avait marché jour et nuit sans boire ni manger, avec pour seule compagne Buruyi. La foule, grouillante et vibrante, ressemblait à un essaim d’insectes, au bourdonnement railleur de milliers d’esprits. L’ombre d’un rapace au-dessus de la noire citadelle chassa sa terreur. Posant la paume sur la nuque squelettique de la chevrette, frêle fantôme gris dont seules les prunelles, deux topazes mouchetées d’ambre, paraissaient animées d’une flamme de vie, l’aïeule traversa le marché. Assaillie par les odeurs d’épices, cannelle et cumin, girofle, safran et paprika, par le fumet prégnant des bêtes et les effluves de viandes grillées, par les couleurs vives des fruits sur les étals, des caftans et des boubous de la foule, Yaaza serra les dents et continua d’avancer. Buruyi, un instant distraite par les cardons verts et mauves dépassant d’un panier, la rattrapa en trottant. Nul ne les remarquait, nul ne sentait les répugnantes exhalaisons qui se dégageaient du sac ; pour­tant, sur leur passage, hommes et femmes s’écartaient. Un chien fila en les apercevant, la queue entre ses jambes, l’échine basse.
À l’extrémité du souk, de hauts tertres de pierres couleur de chair, où croissaient des buissons d’épineux, fiefs de quelques moutons et d’un ou deux ânes décharnés. En contrebas, une décharge où pourrissaient, parmi les monceaux d’ordures, des carcasses d’animaux et d’humains. Au-delà, il y avait les murailles, hérissées des têtes des condamnés – criminels, rebelles ou ennemis des seigneurs de Qayya.
Yaaza plissa les yeux, se tourna vers le couchant. Elle aperçut d’immenses carrières dont était extrait le granit noir dans lequel étaient taillés les moel­lons des bâtiments. Les victimes des razzias teshites y travaillaient nuit et jour, succombant à la faim, au fouet et à l’épuisement. Les femmes et les jeunes filles, elles, servaient certainement de putains dans les bordels de la place-forte, esclaves accueillantes rendues dociles par la terreur, livrées en pâture à des monstres.
Et, au centre de Qayya, le temple de Maysa Khila, dôme couvert de feuilles d’argent surmonté de deux croissants de lune entrelacés. Yaaza ferma les yeux, le temps d’une prière. Lorsqu’elle les rouvrit, un vautour s’était perché à leur sommet – et elle sentit son aile l’effleurer d’une caresse.
L’aïeule extirpa de son sac un coeur desséché et le posa devant elle. Elle poursuivit son chemin, semant les organes comme des graines de mil autour de la cité fortifiée. La chèvre allait dans ses pas, son ombre près de la sienne, s’agrégeant à la sienne, se perdant dans la sienne à mesure que le soleil se rapprochait de l’horizon. Puis ce fut la nuit. La lune se leva, pleine et ronde, éclairant le ciel nocturne de ses rayons d’or iridescents. Yaaza continuait son oeuvre. Couleur de veille prune, les énormes graines s’enfonçaient dans le sol dur et tiède, s’y enracinaient, formant une spirale autour de Qayya assoupie. Quand les premières flammes de l’aube embra­sèrent l’horizon, nimbant d’étincelles roses et blanches le sanctuaire de Maysa Khila, elle saisit le dernier de tous et le plaça face aux portes de la citadelle. Massives, taillées dans un bois roux, celles-ci étaient renforcées par d’épaisses traverses de bronze, et gardées par deux unités de soldats – équipés des mêmes armures, des mêmes armes de fer et d’os que ceux qui avaient massacré les siens.
Yaaza s’agenouilla. Buruyi s’allongea devant elle, la contempla de ses iris d’ambre, pâles, brûlants, et soupira.

La vieille Nyambe prit son couteau et trancha le lien qui retenait à l’encolure de la chèvre le masque de la déesse et la bourse contenant le benjoin. Broyant ce dernier à l’aide du manche, elle le répandit, créant autour d’elles un cercle régulier et protecteur. Elle demeura un moment immobile, l’effigie entre les mains, puis la posa sur son visage fané. Autour d’elle, le monde parut se figer. Elle inspira profondément, percevant en même temps des centaines d’odeurs – aigres, chaudes, écoeurantes, douces, sucrées, piquantes, nauséabondes, âcres, épicées, fétides, musquées – et de sons – respirations fortes ou ténues, rires étouffés, feulements de chats en colère, gémissements de douleur, sifflement d’un cobra, crissement du fer contre un os, prière lancinante et souffle léger d’un sommeil d’enfant. Elle recouvra ses sens avec les rayons du jour. Humecta ses lèvres. Et un chant bas, rauque et puissant car elle le gardait en elle depuis ce jour-là, jaillit de sa bouche. 

Ô Azr'Khila, reine aux deux visages
Je te donne ma vie
Donne-leur la mort
Ô Azr’Khila, reine aux deux visages 

L’ombre d’un vautour la recouvrit. 

À ceux qui ont blessé
L’enfant, le vieillard, le fils, la fille
À ceux qui ont violé
La fiancée, la mère et la jeune mariée
À ceux qui ont tué
Le guerrier, le chasseur et le berger 

Le rapace se posa sur le dôme du temple. 

Ô Maysa Khila, reine aux deux visages
Je te donne ma vie
Donne-leur la mort
Ô Azr’Khila, reine aux deux visages 

Elle enfonça son couteau dans le poitrail de Buruyi, plongea la main dans ses chairs, saisit son organe palpitant, baigné de sang, et le brandit au-dessus d’elle.
Un vent brûlant se leva. Des rafales, de plus en plus fortes, se transformèrent en violente tornade ; quelques minutes suffirent : la place fut encerclée. Des tourbillons de sable s’élevèrent, charriant avec eux les têtes des condamnés, les carcasses dans les charniers et les coeurs, les cen­taines de coeurs ramassés sur la route de Qayya. Des chemins de ronde, des rues les plus étroites, des bordels, des plus humbles demeures et des fondouks et même du palais de Ras’Alkhîn, montèrent des clameurs de panique. Elles enflèrent, nourrissant de leur terreur la monstrueuse créa­ture née des amalgames de chairs et de corps putrides. Pareille à un gigan­tesque serpent, celle-ci se dressait au-dessus de la cité, broyant entre ses anneaux le granit noir des murailles, dardant sur ses proies humaines l’oeil glacé d’une divinité. Quand, de la ville, ne restèrent que des ruines, elle desserra son étreinte et déploya ses immenses ailes couvertes de plumes grises et brunes. Elle s’éleva, sa queue d’écailles pourpres et violacées fouettant l’air, se percha lourdement sur le dôme du sanctuaire. Balançant son long cou, elle inspira profondément et ouvrit sa gueule bifide, couleur de sang séché et d’ossements, exhalant un nuage grouillant de miasmes et de poison.
Les Teshites périrent les uns après les autres. Même les prières – car ils avaient reconnu Azr’Khila, la déesse vautour sous son aspect fatal –, ne purent l’apaiser.
Enfin, il ne resta bientôt de Qayya qu’une mer de décombres noirâtres dont émergèrent, hébétés, les prisonniers, libres de leurs entraves. Alors, la Reine aux deux visages prit son envol et disparut dans les rayons du soleil.
Deux formes gisaient, près des ruines.
Perché sur la plus frêle des deux, un grand vautour noir leur dévorait le cœur.
* * *
Dévalant les mamelons rocailleux, lame au clair, les pillards fondirent sur les nomades. Des Teshites, armés de fer et d’os, bardés de métal et de cuir. Implacables, assoiffés de mort, ils frappaient indistinctement hommes, femmes, enfants, transformant le campement nyambe en théâtre sanglant, où résonnaient des cris de terreur et d’agonie. Les chèvres s’échappèrent de l’enclos. Certaines fuirent vers le reg, à la merci des prédateurs ; d’autres qui foncèrent, affolées, dans les jambes des assaillants, furent tranchées en deux.
Seule la grise demeura auprès de Yaaza. Pétrifiée, comme elle, par l’impuissance et la peur. Trop âgée pour courir, trop âgée pour combattre, la Nyambe assista au massacre des siens.
Parce qu’elle ne bougeait ni ne criait, les Teshites ignorèrent sa présence.
Puis l’un d’eux l’aperçut. Il prit tout son temps pour bander son arc et ajuster son trait.
La flèche se ficha dans son ventre, un tir si rapide qu’elle demeura immo­bile, statue d’ébène dans le crépuscule, versant des larmes amères et salées. Des larmes pour les hommes abattus comme du gibier. Des larmes pour les mères violées, étranglées, éventrées, pour les jeunes femmes et les filles à peine nubiles condamnées à une vie d’esclave.
Quand le dernier des pillards disparut, avalé par la nuit naissante, Yaaza s’affaissa sur elle-même.
Désemparée, la chevrette demeura auprès d’elle, ses prunelles d’ambre rivées aux siennes, flammes douces veillant ses ultimes instants.
Puis la lune apparut dans le ciel et la grise s’éloigna sans un bruit.
Et les charognards, lentement, prirent possession du camp dévasté.


FIN