jeudi 21 avril 2016

Asylum (9)

... avec deux jours de retard, la faute à #AuteursDebout!

 Après l'ouverture en dessin de Nicolas Fructus, le premier épisode, ici , le deuxième , le troisième de ce côté, le 4ème sur ce lien, le 5ème épisode en cliquant ici, le 7ème par-là, le 8ème en cliquant , voici le dernier épisode de ce cadavre exquis réunissant 7 auteurs et un illustrateur autour d'une histoire... étrange.Et dans dix jours, la conclusion en dessin de Nicolas Fructus! 


Le visiteur n’a pas encore de visage, mais il a déjà une odeur, délectable : celle des embruns, de la boucane et de la poudre à canons. Toute peur s’évanouit en moi. On voudrait que je craigne cet homme : un vieux loup de rêves, qui chevauche ses désirs d’une façon qui m’est interdite. Mais moi, j’aime d’instinct tout ce qu’il exhale. Je n’ai plus qu’une envie : le rejoindre au plus vite.
Soudain, la falaise s’effrite et s’effondre dans la mer. Le boiteux disparait, emporté par le reflux d’une vague gigantesque. Quelque chose me tire brutalement en arrière ; je retombe dans la pesanteur de la bibliothèque. Le vent se mouche ; le livre se referme à mes pieds, dans un claquement sec et définitif.
Je me débats en vain entre les pattes de deux infirmiers robustes. Quelque part dans l’ombre, Peter pousse un piaulement aigü :
« Voilà, je le savais ! s’indigne-t-il. Tu l’as fait venir ! »
Une voix froidasse, désagréablement familière, coule son frisson dans ma nuque :
« Alice, Alice… il a fallu que tu recommences. Croyais-tu que je ne le saurais pas ?»
Je me tortille dans l’espoir de voir l’homme qui parle. Mes tortionnaires me font pivoter pour me camper face à lui. Deux froides coupelles de verre. Une peau blafarde, sous un tablier blafard. Le docteur Thorn me toise de ses yeux fixes, des yeux de lémurien.
 « Je me doutais bien que ça arriverait. Tu finis toujours par aller trop loin. Tu ne peux pas t’en empêcher. Tu as oublié ce qui s’est passé la dernière fois ? »
Je voudrais rétorquer, mais un pincement dans la chair de mon bras transforme cette intention en couinement misérable. Entre les doigts de l’infirmière-chef, la seringue se vide peu à peu de son sérum. Déjà, mes membres s’engourdissent…  
 « Bien sûr que tu as oublié, chuinte le docteur, un sourire cruel aux lèvres. Une fois encore... Les livres, Alice. C’est toi qui les rends vivants ! Tu les laisses déborder dans ce monde... Tu crois toujours que ce sera beau, mais ça finit forcément par ressembler à ton âme malade. Un jour, ça nous perdra tous ! »
Je jette un œil au tapis : toujours trempé et sablonneux, preuve que mes songes sont bien réels. Le docteur Thorn se penche en avant, ramasse le volume de cuir et le jette dans l’âtre. Le crépitement des pages qui brûlent me retourne le cœur : l’impression d’entendre mourir mes oisillons. Puis l’aliéniste revient se pencher à mon oreille, plus glacial que jamais :
« Jamais nous n’aurions dû te laisser revoir la bibliothèque. Maintenant, il va falloir encore augmenter la dose, tu ne nous laisses pas le choix. Il faut éteindre ces rêves, tu comprends ? Toi et Peter… vos mondes… ils doivent absolument être contenus. Vous avez déjà causé tellement de mal… »
Je baisse le front au fur et à mesure que la mémoire achève de me revenir. Un fléau, voilà ce que je suis. Un cataclysme en puissance. J’entends Peter tressaillir d’un rire silencieux, comme une bouilloire qui fuit… si mon visage pouvait encore exprimer quelque chose, ce serait une grimace de mépris. Cela fait longtemps qu’il s’est résigné, alors vous pensez s’il se délecte de ma capitulation ! Mais il se trompe lourdement : j’ai repris conscience de mes dons. Cette fois,  je n’oublierai plus.  Je m’en fais le serment.
Et tandis qu’on me conduit vers la cellule capitonnée, je renouvelle silencieusement cette promesse : un de ces jours, je les prendrai tous de vitesse. Je n’ai même plus besoin de livres pour le faire : il me suffit d’imaginer. Je laisserai déferler ma mer sur ce lieu sordide, et je les emporterai dans ma tempête. Puissent-ils tous en crever !
           
 Stefan Platteau

Stefan Platteau est historien et auteur de spectacles d'histoire vivante. Manesh, premier roman, et premier opus d'une trilogie, Les sentiers des astres,  a obtenu le prix Imaginales 2015. Il a récemment publié Dévoreur, court roman situé dans le même univers. 
Stefan platteau est Coup de Coeur des Imaginales 2016.