... avec deux jours de retard, la faute à #AuteursDebout!
Après l'ouverture en dessin
de Nicolas Fructus, le premier épisode, ici , le deuxième là, le troisième de ce côté, le 4ème sur ce lien, le 5ème épisode en cliquant ici, le 7ème par-là, le 8ème en cliquant là, voici le dernier épisode de ce cadavre exquis
réunissant 7 auteurs et un illustrateur autour d'une histoire... étrange.Et dans dix jours, la conclusion en dessin de Nicolas Fructus!
Le visiteur n’a pas encore de visage, mais il a déjà
une odeur, délectable : celle des embruns, de la boucane et de la poudre à
canons. Toute peur s’évanouit en moi. On voudrait que je craigne cet
homme : un vieux loup de rêves, qui chevauche ses désirs d’une façon qui
m’est interdite. Mais moi, j’aime d’instinct tout ce qu’il exhale. Je n’ai plus
qu’une envie : le rejoindre au plus vite.
Soudain, la falaise s’effrite et s’effondre dans la
mer. Le boiteux disparait, emporté par le reflux d’une vague gigantesque.
Quelque chose me tire brutalement en arrière ; je retombe dans la
pesanteur de la bibliothèque. Le vent se mouche ; le livre se referme à
mes pieds, dans un claquement sec et définitif.
Je me débats en vain entre les pattes de deux
infirmiers robustes. Quelque part dans l’ombre, Peter pousse un piaulement
aigü :
« Voilà, je le savais ! s’indigne-t-il. Tu
l’as fait venir ! »
Une voix froidasse, désagréablement familière, coule
son frisson dans ma nuque :
« Alice, Alice… il a fallu que tu
recommences. Croyais-tu que je ne le saurais pas ?»
Je me tortille dans l’espoir de voir l’homme qui
parle. Mes tortionnaires me font pivoter pour me camper face à lui. Deux
froides coupelles de verre. Une peau blafarde, sous un tablier blafard. Le
docteur Thorn me toise de ses yeux fixes, des yeux de lémurien.
« Je me
doutais bien que ça arriverait. Tu finis toujours par aller trop loin. Tu ne
peux pas t’en empêcher. Tu as oublié ce qui s’est passé la dernière
fois ? »
Je voudrais rétorquer, mais un pincement dans la chair
de mon bras transforme cette intention en couinement misérable. Entre les
doigts de l’infirmière-chef, la seringue se vide peu à peu de son sérum. Déjà,
mes membres s’engourdissent…
« Bien sûr
que tu as oublié, chuinte le docteur, un sourire cruel aux lèvres. Une fois
encore... Les livres, Alice. C’est toi qui les rends vivants ! Tu les
laisses déborder dans ce monde... Tu crois toujours que ce sera beau, mais ça
finit forcément par ressembler à ton âme malade. Un jour, ça nous perdra
tous ! »
Je jette un œil au tapis : toujours trempé et
sablonneux, preuve que mes songes sont bien réels. Le docteur Thorn se penche
en avant, ramasse le volume de cuir et le jette dans l’âtre. Le crépitement des
pages qui brûlent me retourne le cœur : l’impression d’entendre mourir mes
oisillons. Puis l’aliéniste revient se pencher à mon oreille, plus glacial que
jamais :
« Jamais nous n’aurions dû te laisser revoir la
bibliothèque. Maintenant, il va falloir encore augmenter la dose, tu ne nous
laisses pas le choix. Il faut éteindre ces rêves, tu comprends ? Toi et
Peter… vos mondes… ils doivent absolument être contenus. Vous avez déjà causé tellement
de mal… »
Je baisse le front au fur et à mesure que la mémoire
achève de me revenir. Un fléau, voilà ce que je suis. Un cataclysme en
puissance. J’entends Peter tressaillir d’un rire silencieux, comme une
bouilloire qui fuit… si mon visage pouvait encore exprimer quelque chose, ce
serait une grimace de mépris. Cela fait longtemps qu’il s’est résigné, alors
vous pensez s’il se délecte de ma capitulation ! Mais il se
trompe lourdement : j’ai repris conscience de mes dons. Cette fois, je n’oublierai plus. Je m’en fais le serment.
Et tandis qu’on me conduit vers la cellule capitonnée,
je renouvelle silencieusement cette promesse : un de ces jours, je les
prendrai tous de vitesse. Je n’ai même plus besoin de livres pour le
faire : il me suffit d’imaginer. Je laisserai déferler ma mer sur ce lieu
sordide, et je les emporterai dans ma tempête. Puissent-ils tous en
crever !
Stefan
Platteau
Stefan Platteau est historien et auteur de spectacles d'histoire vivante. Manesh, premier roman, et premier opus d'une trilogie, Les sentiers des astres, a obtenu le prix Imaginales 2015. Il a récemment publié Dévoreur, court roman situé dans le même univers.
Stefan platteau est Coup de Coeur des Imaginales 2016.
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