Après l'ouverture en dessin
de Nicolas Fructus et le premier épisode, ici, voici l'épisode3 d'Asylum, cadavre exquis
réunissant 7 auteurs et un illustrateur autour d'une histoire... étrange.
C’est curieux, mais je ne me souviens pas de l’avoir déjà vu
à cet endroit, placé bien en évidence au milieu d’une rangée de volumes à la
tranche patinée par l’usure, exactement situé à hauteur de mes yeux. Mais
j’oublie tant et tant depuis que je suis enfermée ici…
Depuis quand, d’ailleurs, voilà encore une chose que
j’ignore ! Je finirais presque par m’oublier moi-même, celle que je suis,
celle que j’étais (Alice, je suis Alice, cela ne m’est pas un mystère, on me le
rappelle jour après jour, pour ce que ce prénom veuille dire), à force me
réinventer dans d’autres vies que les miennes, couchées à l’encre noire sur le
papier jauni, sec et fragile entre mes doigts si gourds – l’effet des drogues
accumulées me donne des allures de vieillarde.
Sa reliure de cuir luit encore de
l’éclat du neuf. Les lettres dorées de son titre accrochent les rares lueurs
des lampes de la bibliothèque. Le sens des mots se dérobe à mes tentatives de
déchiffrement. Cet alphabet m’est familier, pourtant. Sans doute la pilule
avalée quelques instants plus tôt compromet-elle la logique des connexions,
quelque part dans mon cerveau. Ce ne serait pas la première fois. Il m’arrive
souvent de percevoir le monde sous des angles inédits, comme si mon esprit se
trouvait relié à celui de créatures possédant une autre forme d’intelligence
que celle des hommes.
En parlant de créatures différentes, l’illustration de
couverture me saisit à la fois d’effroi et d’émerveillement. Mon cœur se met à
battre plus vite, je l’entends cogner dans sa pauvre cage de chair anémiée,
tandis que mes yeux parcourent le détail de l’image.
Il y a d’abord, au premier plan, cette abjection de chair
grise parcourue de nervures rosées, assujettie à une mécanique intime au point
de la pénétrer à diverses reprises. Mais il y a surtout, au second plan,
prisonnière d’une cage de verre emplie d’un liquide trouble, la tête de cette
fillette, la peau si pâle, de porcelaine, le cheveu doré, épanoui en auréole
autour d’un visage aux traits si purs, parfaite incarnation de l’innocence
pervertie.
Ce visage qui me trouble sans que j’en comprenne la raison.
Puis, peu à peu, l’évidence m’apparaît, surgie des tréfonds de ma mémoire. Ce
visage était celui que je contemplais, jadis, chaque fois que j’approchais un
miroir !
J’entends soudain distinctement la voix et je sursaute,
manquant laisser échapper le livre. Je suis certaine qu’aucun de mes camarades
de misère, abrutis par la magie perverse des molécules chimiques, n’a ouvert la
bouche. Aucun ne me prête même la moindre attention. La voix répète alors son
injonction :
— Ouvre-moi !
D’une main tremblante, je m’exécute.
Johan Heliot
Johan Heliot publie un premier roman, La Lune seule le sait,
aux éditions Mnémos et obtient le Prix Rosny aîné en 2001. Après des
incursions dans le territoire de l’uchronie et du steampunk, il séduit
tour à tour les professionnels, la critique puis les amateurs de
romanesque authentique, avec plus de quarante titres, destinés aussi
bien aux adultes qu'aux plus jeunes lecteurs. L'Hiver des machines (CIEL, t1) publié chez Gulf Stream éditeur, fait partie de la sélection du PIC 2016. Sa trilogie de la Lune est rééditée, e version intégrale, pour les 20 ans des éditions Mnémos.
SUITE DE L'HISTOIRE : 01 MARS