Voici, donc, la seconde partie d'Azr'Khila...
Enfant, Yaaza
avait voulu fuir les siens. La tribu bivouaquait près d’un torrent, au pied
d’une colline rocailleuse où poussaient des arganiers. De l’autre côté du cours
d’eau, le reg rouge et brun. Et au-delà, une éminence noire et les premières
dunes. La fillette remplit une gourde, vola plusieurs galettes de millet et, la
nuit venue, quitta le camp. Le premier jour, elle déchira la lanière de sa
sandale en trébuchant contre une pierre. Le deuxième jour, elle marcha par
mégarde sur un scorpion jaune. Son pied et son mollet enflèrent, une fièvre
terrible l’envahit. Pourtant, elle refusa de rebrousser chemin, prit son
poignard et ouvrit la chair à l’endroit même de la piqûre afin de la laisser
suppurer. Cela ne suffit pas à la guérir mais elle s’obstina. Lorsque le
crépuscule étendit son voile sur le désert, elle tremblait de froid et
délirait. On la retrouva le lendemain, inconsciente. À ses côtés, immobile,
ailes à demi déployées, veillait un immense vautour. Quand on lui conta
l’histoire, Yaaza sut que Maysa Khila, la reine aux deux visages, la
protégeait. La fillette grandit, quitta sa famille pour se marier dans un clan
venu du Sud, de l’autre côté des montagnes. En compagnie de son époux et de sa
nouvelle tribu, elle traversa l’Erg de Tassûa, océan de sable aux crêtes
vertigineuses, aux teintes de cuivre, d’or et de sang ; elle arpenta la
Désolation de Fama, cuvette de terre grise et stérile, creusée de fissures,
jadis recouverte par les eaux généreuses d’un lac. Yaaza aimait cette existence
nomade, s’éloignant parfois sous les étoiles pour goûter un peu de solitude.
Jamais pourtant, elle ne retrouva l’ivresse de sa fuite.
De cette
nostalgie, Yaaza ne conservait à présent qu’une détermination sans faille. Sa
volonté, tout entière tendue vers le dessein qu’elle s’était fixé, dominait son
corps, l’empêchant de ployer, de mourir. À ses côtés, Buruyi maigrissait :
côtes saillantes, sèches, pieds fendillés. Mais la chevrette allait tête haute,
refusant de faiblir.
Yaaza suivait un
chemin de cadavres, et sa besace remplie de coeurs charriait d’abominables
effluves de putréfaction.
Un matin, elles
arrivèrent dans les décombres d’un bivouac où planaient des relents de chairs
brûlées. Deux corps carbonisés, figés par la souffrance et l’agonie,
l’accueillirent. Un troisième, un peu plus loin, était la proie des chiens,
quatre bêtes sales et efflanquées. La petite chèvre grise s’arrêta,
frémissante, et s’engouffra dans une tente à demi calcinée, dont les structures
dénudées, pareilles à des doigts accusateurs, pointaient vers le ciel.
Pénétrant à son
tour dans les vestiges de l’abri, la vieille Nyambe découvrit une femme
enroulée dans des couvertures. Buruyi se tenait près d’elle, nez fourré dans sa
longue chevelure tressée de perles écarlates. Yaaza s’approcha. Une peau
desséchée et squameuse, des lèvres
suppurantes, le
regard terni par la fièvre : la malheureuse était à l’agonie. Lucide, pourtant,
celle-ci examina longuement l’aïeule, avec sa lourde besace maculée de sanies.
Puis, extirpant un bras maigre des étoffes encrassées de sueur et de sang, la
moribonde désigna l’emplacement de son propre coeur. Yaaza hocha gravement la
tête. La griote s’éteignit peu après et, sur son visage creusé par les
souffrances, se dessina un sourire apaisé. S’écartant de Yaaza, Buruyi fouilla
les décombres, grignotant l’extrémité d’une tenture de laine bouillie,
renversant un coffre de bois incrusté d’os et de pépites turquoise. Un long
couteau, un masque et un bissac s’en échappèrent. Yaaza, son rituel effectué,
s’agenouilla près des objets révélés par la chèvre grise. Des objets de culte,
dédiés à Maysa Khila. Le manche du poignard était en corne ; deux croissants de
lune entrelacés, l’un plein, l’autre vide, étaient gravés sur la lame. Le wanga
de cuir épais représentait la reine aux deux visages : sa partie gauche, couleur
de sang séché, cousue de pointes en os, évoquait la mort et la maladie ;
l’autre, brune, la pommette striée de trois griffures, l’oeil souligné de
blanc, représentait la vie. Le sac contenait du benjoin, des ossements, des
organes racornis et quelques mèches entremêlées.
Yaaza ferma les
yeux, le temps d’une silencieuse prière. Puis, ne gardant que le benjoin et
l’effigie de Khila, elle les attacha par un lien de tissu à l’encolure de
Buruyi.
Quand elle quitta
la tente, un grand vautour aux rémiges beiges et grises, au col duveté, au bec
couvert de sang, l’observait. S’envolant sans un bruit, il tournoya trois fois
au-dessus de l’aïeule puis disparut dans le ciel azuré.
Les clameurs du
souk de Qayya, bêlements de chèvres et de moutons, blatèrements furieux de
dromadaires entravés, cris des marchands hurlaient aux tympans de Yaaza :
saisie de vertige, elle plaqua les mains sur ses oreilles.
Elle avait marché
jour et nuit sans boire ni manger, avec pour seule compagne Buruyi. La foule,
grouillante et vibrante, ressemblait à un essaim d’insectes, au bourdonnement
railleur de milliers d’esprits. L’ombre d’un rapace au-dessus de la noire
citadelle chassa sa terreur. Posant la paume sur la nuque squelettique de la
chevrette, frêle fantôme gris dont seules les prunelles, deux topazes
mouchetées d’ambre, paraissaient animées d’une flamme de vie, l’aïeule traversa
le marché. Assaillie par les odeurs d’épices, cannelle et cumin, girofle,
safran et paprika, par le fumet prégnant des bêtes et les effluves de viandes
grillées, par les couleurs vives des fruits sur les étals, des caftans et des
boubous de la foule, Yaaza serra les dents et continua d’avancer. Buruyi, un
instant distraite par les cardons verts et mauves dépassant d’un panier, la
rattrapa en trottant. Nul ne les remarquait, nul ne sentait les répugnantes
exhalaisons qui se dégageaient du sac ; pourtant, sur leur passage, hommes et
femmes s’écartaient. Un chien fila en les apercevant, la queue entre ses
jambes, l’échine basse.
À l’extrémité du
souk, de hauts tertres de pierres couleur de chair, où croissaient des buissons
d’épineux, fiefs de quelques moutons et d’un ou deux ânes décharnés. En contrebas,
une décharge où pourrissaient, parmi les monceaux d’ordures, des carcasses
d’animaux et d’humains. Au-delà, il y avait les murailles, hérissées des têtes
des condamnés – criminels, rebelles ou ennemis des seigneurs de Qayya.
Yaaza plissa les
yeux, se tourna vers le couchant. Elle aperçut d’immenses carrières dont était
extrait le granit noir dans lequel étaient taillés les moellons des bâtiments.
Les victimes des razzias teshites y travaillaient nuit et jour, succombant à la
faim, au fouet et à l’épuisement. Les femmes et les jeunes filles, elles,
servaient certainement de putains dans les bordels de la place-forte, esclaves
accueillantes rendues dociles par la terreur, livrées en pâture à des monstres.
Et, au centre de
Qayya, le temple de Maysa Khila, dôme couvert de feuilles d’argent surmonté de
deux croissants de lune entrelacés. Yaaza ferma les yeux, le temps d’une
prière. Lorsqu’elle les rouvrit, un vautour s’était perché à leur sommet – et
elle sentit son aile l’effleurer d’une caresse.
L’aïeule extirpa
de son sac un coeur desséché et le posa devant elle. Elle poursuivit son
chemin, semant les organes comme des graines de mil autour de la cité
fortifiée. La chèvre allait dans ses pas, son ombre près de la sienne,
s’agrégeant à la sienne, se perdant dans la sienne à mesure que le soleil se
rapprochait de l’horizon. Puis ce fut la nuit. La lune se leva, pleine et
ronde, éclairant le ciel nocturne de ses rayons d’or iridescents. Yaaza
continuait son oeuvre. Couleur de veille prune, les énormes graines
s’enfonçaient dans le sol dur et tiède, s’y enracinaient, formant une spirale
autour de Qayya assoupie. Quand les premières flammes de l’aube embrasèrent
l’horizon, nimbant d’étincelles roses et blanches le sanctuaire de Maysa Khila,
elle saisit le dernier de tous et le plaça face aux portes de la citadelle.
Massives, taillées dans un bois roux, celles-ci étaient renforcées par
d’épaisses traverses de bronze, et gardées par deux unités de soldats – équipés
des mêmes armures, des mêmes armes de fer et d’os que ceux qui avaient massacré
les siens.
Yaaza
s’agenouilla. Buruyi s’allongea devant elle, la contempla de ses iris d’ambre,
pâles, brûlants, et soupira.
La vieille Nyambe
prit son couteau et trancha le lien qui retenait à l’encolure de la chèvre le
masque de la déesse et la bourse contenant le benjoin. Broyant ce dernier à
l’aide du manche, elle le répandit, créant autour d’elles un cercle régulier et
protecteur. Elle demeura un moment immobile, l’effigie entre les mains, puis la
posa sur son visage fané. Autour d’elle, le monde parut se figer. Elle inspira
profondément, percevant en même temps des centaines d’odeurs – aigres, chaudes,
écoeurantes, douces, sucrées, piquantes, nauséabondes, âcres, épicées, fétides,
musquées – et de sons – respirations fortes ou ténues, rires étouffés,
feulements de chats en colère, gémissements de douleur, sifflement d’un cobra,
crissement du fer contre un os, prière lancinante et souffle léger d’un sommeil
d’enfant. Elle recouvra ses sens avec les rayons du jour. Humecta ses lèvres.
Et un chant bas, rauque et puissant car elle le gardait en elle depuis ce
jour-là, jaillit de sa bouche.
Ô
Azr'Khila, reine aux deux visages
Je
te donne ma vie
Donne-leur
la mort
Ô
Azr’Khila, reine aux deux visages
L’ombre d’un
vautour la recouvrit.
À
ceux qui ont blessé
L’enfant,
le vieillard, le fils, la fille
À
ceux qui ont violé
La
fiancée, la mère et la jeune mariée
À
ceux qui ont tué
Le
guerrier, le chasseur et le berger
Le rapace se posa
sur le dôme du temple.
Ô
Maysa Khila, reine aux deux visages
Je
te donne ma vie
Donne-leur
la mort
Ô
Azr’Khila, reine aux deux visages
Elle enfonça son
couteau dans le poitrail de Buruyi, plongea la main dans ses chairs, saisit son
organe palpitant, baigné de sang, et le brandit au-dessus d’elle.
Un vent brûlant se
leva. Des rafales, de plus en plus fortes, se transformèrent en violente
tornade ; quelques minutes suffirent : la place fut encerclée. Des tourbillons
de sable s’élevèrent, charriant avec eux les têtes des condamnés, les carcasses
dans les charniers et les coeurs, les centaines de coeurs ramassés sur la
route de Qayya. Des chemins de ronde, des rues les plus étroites, des bordels,
des plus humbles demeures et des fondouks et même du palais de Ras’Alkhîn,
montèrent des clameurs de panique. Elles enflèrent, nourrissant de leur terreur
la monstrueuse créature née des amalgames de chairs et de corps putrides.
Pareille à un gigantesque serpent, celle-ci se dressait au-dessus de la cité,
broyant entre ses anneaux le granit noir des murailles, dardant sur ses proies
humaines l’oeil glacé d’une divinité. Quand, de la ville, ne restèrent que des
ruines, elle desserra son étreinte et déploya ses immenses ailes couvertes de
plumes grises et brunes. Elle s’éleva, sa queue d’écailles pourpres et
violacées fouettant l’air, se percha lourdement sur le dôme du sanctuaire.
Balançant son long cou, elle inspira profondément et ouvrit sa gueule bifide,
couleur de sang séché et d’ossements, exhalant un nuage grouillant de miasmes
et de poison.
Les Teshites
périrent les uns après les autres. Même les prières – car ils avaient reconnu
Azr’Khila, la déesse vautour sous son aspect fatal –, ne purent l’apaiser.
Enfin, il ne resta
bientôt de Qayya qu’une mer de décombres noirâtres dont émergèrent, hébétés,
les prisonniers, libres de leurs entraves. Alors, la Reine aux deux visages
prit son envol et disparut dans les rayons du soleil.
Deux formes
gisaient, près des ruines.
Perché sur la plus
frêle des deux, un grand vautour noir leur dévorait le cœur.
* * *
Dévalant les
mamelons rocailleux, lame au clair, les pillards fondirent sur les nomades. Des
Teshites, armés de fer et d’os, bardés de métal et de cuir. Implacables,
assoiffés de mort, ils frappaient indistinctement hommes, femmes, enfants,
transformant le campement nyambe en théâtre sanglant, où résonnaient des cris
de terreur et d’agonie. Les chèvres s’échappèrent de l’enclos. Certaines
fuirent vers le reg, à la merci des prédateurs ; d’autres qui foncèrent,
affolées, dans les jambes des assaillants, furent tranchées en deux.
Seule la grise
demeura auprès de Yaaza. Pétrifiée, comme elle, par l’impuissance et la peur.
Trop âgée pour courir, trop âgée pour combattre, la Nyambe assista au massacre
des siens.
Parce qu’elle ne
bougeait ni ne criait, les Teshites ignorèrent sa présence.
Puis l’un d’eux
l’aperçut. Il prit tout son temps pour bander son arc et ajuster son trait.
La flèche se ficha
dans son ventre, un tir si rapide qu’elle demeura immobile, statue d’ébène
dans le crépuscule, versant des larmes amères et salées. Des larmes pour les
hommes abattus comme du gibier. Des larmes pour les mères violées, étranglées,
éventrées, pour les jeunes femmes et les filles à peine nubiles condamnées à
une vie d’esclave.
Quand le dernier
des pillards disparut, avalé par la nuit naissante, Yaaza s’affaissa sur
elle-même.
Désemparée, la
chevrette demeura auprès d’elle, ses prunelles d’ambre rivées aux siennes,
flammes douces veillant ses ultimes instants.
Puis la lune
apparut dans le ciel et la grise s’éloigna sans un bruit.
Et les
charognards, lentement, prirent possession du camp dévasté.
FIN