Ecrite en 2012 pour l'anthologie des Imaginales, Reines et Dragons (dir. Lionel davoust et Sylvie Miller, éditions Mnémos), Azr'Khila est ma première incursion dans l'univers de Shâhra (qui s'est appelé Quêsh, aussi...). Des nouvelles dans Shâhra, il y en a eu d'autres depuis - qui l'ont rendu , sinon moins âpres, certainement moins religieux.
Se
taire est aussi une parole
Toute
chose est parole.
Sory Camara, Paroles
très anciennes.
Je
suis cadavre. Tout cadavre est fumier, et tout fumier est terre.
Puisque
la Terre est déesse, je ne suis point cadavre mais dieu.
Épicharme.
Le soleil déclinait. La terre pourpre, craquelée par la
sécheresse, reprenait vie : une brise légère froissait les branches des
buissons d’aspales, charriant des parfums de miel. Dans l’une des tentes, un
bébé se mit à pleurer. Comme s’il avait attendu, pour cela, que l’air soit
enfin respirable. La voix de sa mère chantant une berceuse s’échappa de la
cloison de peau, doux écho qui se dissipa lentement au-dessus du camp des
Nyambe. Un peu plus loin, dans l’enclos protégé des rayons brûlants par un roc
qu’avaient sculpté le vent et le sable, le troupeau commença à bouger. Deux
chevreaux cabriolèrent, simulant un combat. Trois autres les rejoignirent en
galopant. Une femelle urina, les yeux mi-clos : le liquide fut absorbé par le
sol assoiffé.
Tirée de sa somnolence
par les bêlements, Yaaza cligna des paupières, s’étira et rajusta son kessah,
glissant une mèche neigeuse sous l’étoffe. S’appuyant sur son bâton de marche
noir et noueux, à son image, l’aïeule se leva. Les chèvres se pressaient contre
elle, les unes avides de caresses, les autres, facétieuses, tentant de happer
un morceau de tissu. Yaaza flatta et gronda, chassa d’une tape sévère sur le
museau le bouc toujours trop brutal et se dirigea vers le puits, au centre du
campement. Une chevrette grise, plus vive et malicieuse que ses sœurs, la
suivit, à bonne distance d’abord, puis si près qu’elle faillit plusieurs fois
la faire tomber. À peine arrivée près de l’éphémère structure de bois et de
pierre, la vieille guérisseuse fut envahie par une nuée d’enfants se disputant
le privilège de l’aider. En échange, ils recevraient une timbale de lait tiède
et savoureux. Yaaza se montra rigoureusement équitable et désigna dans la cohue
le garçon et la fille dont c’était le tour, repartit sans attendre vers le grand
rocher aux ombres violacées. Leur rivalité envolée, tous entreprirent de tirer
l’eau, les plus forts assistant les plus jeunes.
Un rapace plana,
silencieux, dans le ciel strié d’or et de corail.
Des chacals
glapirent, au loin. Les chiens répliquèrent : d’abord, le timbre rauque du
vieux mâle au corps couvert de cicatrices ; ensuite les aboiements de la meute
; enfin, les jappements aigus des chiots. Un rituel quotidien, presque
immuable.
Campée au milieu
de ses bêtes, indifférente à leurs relents de musc et d’urine, Yaaza observait
ses deux élus. Ils avançaient d’un même pas, les récipients de bois et de peau
en équilibre sur leur tête, attentifs à ne perdre aucune goutte du précieux
liquide.
Soudain, le gamin
trébucha, laissant s’échapper le seau – et s’effondra dans la poussière. La
fillette se figea, regarda, bouche bée, le corps étendu à ses pieds, une flèche
fichée entre ses omoplates. Le trait, dans sa gorge, étouffa son hurlement
naissant.
Dévalant les
mamelons rocailleux, lame au clair, les pillards fondirent sur les nomades. Des
Teshites, armés de fer et d’os, bardés de métal et de cuir. Implacables,
assoiffés de mort, ils frappaient indistinctement hommes, femmes, enfants,
transformant le campement nyambe en théâtre sanglant, où résonnaient des cris
de terreur et d’agonie. Les chèvres s’échappèrent de l’enclos. Certaines
fuirent vers le reg, à la merci des prédateurs ; d’autres qui foncèrent,
affolées, dans les jambes des assaillants, furent tranchées en deux.
Seule la grise
demeura auprès de Yaaza, pétrifiée, comme elle, par l’impuissance et la peur.
Trop âgée pour courir, trop âgée pour combattre, la Nyambe assista au massacre
des siens.
Parce qu’elle ne
bougeait ni ne criait, les Teshites ignorèrent sa présence.
Elle demeura
longtemps immobile après leur départ, statue d’ébène dans le crépuscule versant
des larmes amères et salées. Des larmes pour les hommes abattus comme du
gibier. Des larmes pour les mères violées, étranglées, éventrées, pour les
jeunes femmes et les filles à peine nubiles condamnées à une vie d’esclave.
Yaaza pleura jusqu’à ce que le froid l’envahisse, jusqu’à ce que la lune,
croissant d’or pâle, éclaire les lieux dévastés, où erraient déjà les
charognards et les chiens.
Alors, s’appuyant
sur son bâton de marche, la chevrette sur les talons, l’aïeule s’enfonça dans
la nuit, spectre silencieux lancé sur les traces des meurtriers.
* * *
Yaaza marchait.
Cadence lente mais
régulière, rythmée par le heurt de son bâton noir et des pieds de la chevrette
sur le sol craquelé.
La vieille Nyambe
regardait droit devant elle, ne levant jamais la tête, ni vers le soleil
aveuglant ni vers la lune aux blêmes miroitements. On disait que certains
esprits aimaient se baigner dans leurs rayons : les surprendre, fût-ce par
mégarde, eût été un terrible blasphème. Elle ne pouvait se permettre d’irriter
les Premiers-nés des divinités.
Yaaza allait sans
rien avaler d’autre que des criquets capturés à la grâce de Maysa Khila, reine
aux deux visages, déesse de la vie et de la mort, et des baies grasses
partagées avec la chèvre, à présent surnommée Buruyi – la grise, dans le
dialecte de sa tribu natale. La langue lui était soudain revenue, alors que
durant quarante ans, elle avait vécu loin des siens, oubliant presque leur
existence. Et les contes que lui narrait sa grand-mère lorsqu’elle était
enfant, fragments incertains, se muaient en souvenirs prégnants. Elle se
rappelait les mésaventures du chien berné par le renard pâle, l’épopée du
garçon amoureux d’une fiancée-gazelle, ainsi que la terrible histoire de la
bergère maudite par Lassa, maîtresse des pluies et des semences, à laquelle
elle avait refusé de donner du lait.
À deux pas de la
piste gisait le premier corps, charogne nauséabonde séchée par la brûlure du
jour, à demi dévorée par les chacals et les vautours.
Kinsha. Bouche
béante, orbites couleur de cendre, gorge ouverte, grouillante d’insectes. Des
membres du chasseur, de ses entrailles ne restaient que des lambeaux de chairs
brunes dont émergea un lézard bleu cobalt au regard ambré. Surmontant sa
répugnance, Yaaza s’accroupit. Observa l’animal en silence, jusqu’à ce qu’il
déguerpisse. Fouilla la dépouille à l’aide de sa béquille. Trouva le cœur,
encore intact. Armée de son couteau, une ancienne lame gravée avec un manche en
corne, elle le tira de sa prison méphitique et le tint, tiède et sombre, devant
ses yeux. Buruyi s’approcha, sa curiosité plus forte que son instinct, renifla
l’organe malodorant, recula.
Yaaza déroula le
long kessah délavé qui retenait sa chevelure, libérant des mèches collées par
la sueur. La chèvre, immédiatement, entreprit de les grignoter. Indifférente, l’aïeule
transforma son foulard en musette et y glissa la relique. Puis elle se releva,
caressa la tête de sa compagne et se remit en route.
Des ombres
violettes voilèrent l’horizon. La chaleur décrut lentement. La piste des
Teshites disparaissait dans un labyrinthe de roches pourpres aux formes
inquiétantes. Yaaza s’y enfonça sans hésiter, frissonnant à peine en entendant
le feulement d’un léopard, répercuté à l’infini entre les immenses pierres aux
silhouettes torturées. Un vent froid, porté par le clair de lune, sifflait dans
le dédale quand elle trouva Niella, une petite fille âgée d’une dizaine d’étés.
On avait fracassé sa tête contre un roc et abandonné son cadavre. Protégé du
soleil par les ombres, il empestait moins que celui de Kinsha mais des mouches
grouillaient dans ses yeux et son crâne. Un charognard avait rongé sa jambe et
son bras gauches.
Yaaza répéta les
mêmes gestes, le même rituel muet. Saisit le coeur de l’enfant. Le glissa, avec
celui de Kinsha, dans sa besace tachée. Reprit sa marche, l’infatigable Buruyi
sur les talons. Elle alla ainsi jusqu’à l’aube, silhouette sèche et droite au
pas régulier, au regard fixe, impénétrable, où s’épanouissait peu à peu une
flamme glacée. Quand les lueurs mauves et roses de l’aurore éclaircirent le ciel,
elle découvrit le troisième corps. Tête tranchée aux longues tresses de femme,
tronc dont se repaissait un fauve au pelage couleur de sable. La chevrette se
serra contre Yaaza.
Celle-ci, campée à
moins de deux toises du prédateur, attendit sans bouger. Celui-ci gronda, sa
queue fouettant l’air, puis recula et bondit sur un rocher.
Yaaza passa la
langue sur ses lèvres craquelées. S’approchant, elle reconnut Reza, l’apprentie
de la chamane. Peau lisse encore, paupières entrouvertes. Vêtements
déchiquetés, de main d’homme. Hanche, fesse et cuisse dont il ne restait qu’un
peu de viande et des os. Elle travailla vite sur cette dépouille. Vivante, Reza
venait souvent discuter avec elle, pendant la surveillance du troupeau.
Bienveillante et douce, elle s’enquérait de sa santé, de ses besoins. Morte, et
de cette cruelle manière, elle risquait de revenir, mue en esprit vengeur,
capable du pire.
À peine se
fut-elle éloignée, Buruyi trottinant devant elle, la panthère du désert bondit
sur la carcasse et enfonça avec délices sa gueule déjà rougie dans les viscères
de Reza.
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