Après l'ouverture en dessin
de Nicolas Fructus, le premier épisode, ici , le deuxième là, le troisième de ce côté, le 4ème sur ce lien, le 5ème épisode en cliquant ici, voici le 7ème épisode de ce cadavre exquis
réunissant 7 auteurs et un illustrateur autour d'une histoire... étrange.
Il s'appelle Peter. Jamais il ne m'a dit son nom, ni même,
en fait, réellement adressé la parole, mais « Peter » est le seul qui
lui convienne, et ne me demandez pas pourquoi. J'ai parfois des certitudes
étranges qu'aucun raisonnement ne me ferait réfuter. Il s'appelle Peter, point,
et même si l'on vient m'affirmer qu'il se prénomme Roger ou James, même si l'on
me montre son dossier médical ou son acte de naissance, on ne m’ôtera pas de
l'esprit qu'il s'agit de Peter, et on ferait bien de ne pas insister, on ferait
bien de ne pas me contrarier, voyez-vous.
Peter est assez laid de visage. Son nez est beaucoup trop
petit, comme si, achevant son modelage, le sculpteur avait manqué d'argile et
s'était contenté de le figurer par un bourgeon, une ultime boulette récupérée
sur ses mains sales. Ses oreilles, à l'inverse, sont beaucoup trop grandes et
décollées et bizarrement modelées de méandres inutiles. Sa bouche, beaucoup
trop molle et lippue. Ses yeux, franchement, mais de quelle couleur
sont-ils ? Cette couleur n'appartient à aucun nuancier, une sorte de
marron-glauque bordé d'une espèce de bleu-vinasse. Et par-dessus cette laideur,
une misère de cheveux, de la filasse de chanvre à travers laquelle on aperçoit
la peau du crâne.
— Arrête ça, Alice, me lance
Peter d'une voix toute pâteuse.
— Arrête quoi ?
— Arrête de faire du gringue aux
livres. Arrête de les aguicher, là, avec tes doigts, ton sang et tes mines. Tu
les rends malades.
Je m'apprête à le moucher, une vexation quelconque sur son
physique, ou un juron de l'espèce la plus vulgaire. Je m’abstiens cependant,
car, dans la région de mon esprit que je consacre à la culpabilité, et c'est
une vaste plaine à l'horizon fuyant, je me demande si je n'aurais pas, par
mégarde, incidemment, inconsciemment, affriolé… oui, affriolé ce livre et tant
d'autres, comme la salope que je suis peut-être.
Dame Bienséance émet un grondement qui m'évoque celui d'un
chien irrité qui s'interdirait d'aboyer. Elle flaire les vilains mots jusque
dans les tréfonds de nos cervelles.
— À force, poursuit Peter, le
corps de plus en plus avachi, tu vas le faire venir, et personne, crois-moi,
personne ne souhaite ça.
Je suppose que Peter a raison. Moi, en tout cas, assurément,
je n'ai aucune envie qu'il vienne, d'autant que je ne sais pas de qui il
s'agit. Non, je ne sais pas. Et quand bien même je le saurais, je continuerais,
têtue, butée, à faire semblant de l'ignorer.
Jérôme Noirez
Auteur à « large spectre », Jérôme Noirez est musicien et écrivain. Il écrit pour les adultes, les adolescents
et les enfants. Polar historiques dans le Japon médiéval ou l'Amérique esclavagiste (L'Empire invisible), fantasy baroque, récit contemporain glaçant et décalé (120 journées), il explore tous les genres, même le conte (Le fantôme de la tasse de thé et a été plusieurs fois primé. Roman d'horreur et d'amour, Brainless fait partie de la sélection du PIL 2016.
LA SUITE D'ASYLUM : 10 avril
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